L'Enquête

Philippe Claudel

Stock

  • Conseillé par
    2 décembre 2010

    Ce tout petit supplément d'âme...

    Après avoir exploré -notamment dans "Les âmes grises" ou "Le rapport de Brodeck"- les sombres recoins de l'âme humaine, Philippe Claudel s'attache à dépeindre, avec son dernier roman "L'enquête", l'horreur d'une société dépourvue d'âme.

    Pour ce faire, il nous fait suivre le sillage de l'Enquêteur, qui découvre en même temps que nous un monde pour le moins étrange et inquiétant.
    Chargé d'établir un rapport sur une vague de suicides survenue parmi le personnel de l'Entreprise, il débarque dans une ville inconnue, où règnent la grisaille, l'humidité et le silence. En effet, bien qu'il ne soit au moment de son arrivée que quatre heures de l'après-midi, les rues sont désertes et les réverbères allumés.

    Le temps qu'il parvienne à trouver l'entrée de l'Entreprise, qui semble s'étendre sur la ville de manière tentaculaire, celle-ci est fermée, et il se met alors en quête d'un hôtel... quête qui n'aboutira qu'une fois la nuit bien entamée, notre Enquêteur étant alors affamé, trempé et frigorifié. Il est alors accueilli par la Géante, qui lui fait remplir un interminable questionnaire. Et ce n'est que le début d'une longue suite de mésaventures qu'il va subir, victime des règles absurdes qui régissent ce lieu cauchemardesque. Car c'est bien l'impression que donne ce récit des tribulations pathétiques de l'Enquêteur pour mener à biensa mission, et qui en est empêché par une multitude d'événements à la fois insolites et effrayants : celle de vivre un mauvais rêve...

    Il en résulte une oppressante sensation de malaise, provoquée par la constance avec laquelle le sort s'acharne sur le personnage principal, et par la nature même du monde dans lequel il évolue, un monde déshumanisé, où tout est fait pour que l'individu n'existe plus en tant que tel. Les différents protagonistes n'ont pas de prénoms (ils sont en général désignés en fonction de leur profession), et l'Enquêteur est quant à lui décrit comme un être banal, insignifiant, un "être d'évanouissement, sitôt vu, sitôt oublié", une "personne (...) aussi inconsistante que le brouillard". La foule qu'a l'occasion de croiser notre "héros" est passive, éteinte, et progresse dans une seule et même direction.
    Mais ce qui probablement le plus angoissant, dans tout cela, c'est que ce monde n'est finalement pas sans évoquer le nôtre, dont il semble être un reflet des effets pervers de notre système économique basé sur des mécanismes financiers, des richesses immatérielles et qui génère entre autres la déconsidération de l'individu, le refus de la différence ou de la faiblesse...

    "L'enquête" est un roman qui surprendra probablement les habitués de Philippe Claudel, qui inaugure ici un registre inhabituel, entre fable et science-fiction.
    Il a à mon avis assez bien réussi cet exercice, car il a su adapter son style à son propos, adoptant un ton froid, impersonnel, utilisant certaines ficelles de façons répétitives, évoquant ainsi le caractère absurde et mécanique d'un système entièrement centré -et fermé- sur l'Entreprise, qui aliène la volonté individuelle et empêche tout épanouissement personnel.
    Cependant, malgré les qualités que je reconnais à ce roman, j'avoue avoir préféré les autres titres que j'ai pu lire de cet auteur, dans lesquels j'ai apprécié sa sensibilité et sa fine analyse des rapports humains. "L'enquête" se lit facilement, mais ne me laissera pas un souvenir impérissable. J'évoque un peu plus haut un "exercice" auquel se serait essayé Philippe Claudel car c'est véritablement l'impression que j'en retire : la forme est soignée, il fait passer son message, mais je n'y ai pas vraiment retrouvé l'empreinte de l'auteur.


  • Conseillé par
    1 novembre 2010

    C'est en ne cherchant pas que tu trouveras.

    "C'est en ne cherchant pas que tu trouveras." L'enquêteur est pourtant missionné pour chercher des explications à la vague de suicides survenus au sein du personnel de l'Entreprise. L'Enquêteur se heurte à l'absurdité et l'absence de sens de la Ville et de ses habitants.

    Le Policier, le Garde, le Guide, le Responsable, le Psychologue, tous semblent perturber à dessein sa mission et se mettre en travers de sa route même pour les actions les plus banales. Dans l'Entreprise, chacun a un rôle bien défini et personne ne quitte les rails dans lesquels il avance. L'Enquêteur, "un être scrupuleux, professionnel, attentif, rigoureux et méthodique, qui ne se laissait pas surprendre ni perturber par les circonstances ou les individus qu'il était amener à rencontrer au cours de ses enquêtes" (p. 70), est perdu dans un monde qu'il ne comprend pas et doit se résoudre à l'inexpliquable.

    Comment ne pas penser au terrifiant Château de Kafka! Mais la ressemblance est subtile. Philippe Claudel explore davantage le côté social du monde. Là où chacun est réduit à un rôle, "dans un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence dans lequel ces fonctions, ces rouages interviennent et interagissent en vu de le faire fonctionner" (p. 221), l'Enquêteur n'est qu'un rôle parmi d'autres. Le roman est nourri de théâtralité, avec des entrées et des sorties fracassantes, des personnages dont le masque est figé pour l'éternité, des répétitions et des scènes qui semblent déjà écrites. L'Enquêteur se perd dans "cet univers forcément faux, totalement onirique et qui n'était en rien la vie." (p. 142) Et qu'est-ce que le roman, le récit, si ce n'est une apparence de réel sans le souffle de la vie?

    L'absence totale d'anthroponymie ou de toponymie rend l'onomastique factice: l'intrigue se déroule nulle part et est menée par personne. La non-personnalisation des protagonistes ou des lieux rend le récit universel mais intangible, encore plus impalpable. Dans l'impossibilité de nommer, de s'accrocher à des référents qui ne soient pas schématiques, le texte devient un canevas désincarné et transposable à l'infini. Le récit n'en est que plus percutant. En n'accusant personne, il désigne tout le monde.

    Les 23 suicides dénombrés dans l'Entreprise, gigantesque matrice tentaculaire qui englobe la Ville - qui est la Ville - l'énigmatique portrait du vieil homme qui préside chaque lieu, les appels désespérés d'un inconnu, le sentiment de mort que ressent l'Enquêteur et le final dans une plaine désertique font de ce roman une somme d'angoisse et de questionnements. S'agit-il d'un voyage initiatique? D'une acceptation de la mort? D'un futur apocalyptique? D'une réalité différée? D'une critique de la société qui tue et engloutit ses membres sans considération aucune? Après tout, qu'importe la réponse. Le lecteur est l'Enquêteur, l'auteur est le Fondateur, le texte est l'Entreprise. Chacun doit tenir sa place, même s'il ne la connaît pas et ne la comprend pas. Le Fondateur ne sait pas ce qu'il a fondé, l'Enquêteur ne sait plus sur quoi il doit chercher. Ultime réponse, à mettre en regard de la première phrase citée: "Ici, c'est en se bandant les yeux qu'on réussit à voir." (p. 262)

    Philippe Claudel signe un texte fort qui, s'il m'a moins enchantée que Le rapport de Brodeck, n'en reste pas moins une réussite stylistique. Je l'ai lu en deux heures, happée par le destin malchanceux de l'Enquêteur, avide de poursuivre avec lui l'expérience glaçante d'un univers dénué de logique apparente. Encore une belle découverte de la rentrée littéraire 2010!