Entre nounou et veilleur de nuit

La rhétorique de tous ceux qui considèrent qu’un dollar dans la poche d’un
contribuable sera mieux investi qu’un dollar d’impôt s’appuie également sur
l’argument du bonheur. Laisser chacun poursuivre librement ses objectifs et
réaliser ses préférences dans la mesure de ses moyens serait non seulement la
seule façon de respecter son autonomie, mais aussi le meilleur moyen
d’atteindre le bonheur individuel et collectif. Si chacun agit de façon à
maximiser son bienêtre en respectant les projets de ceux qui l’entourent, le
résultat global sera nécessairement le meilleur que l’on puisse obtenir. Ce
que ces discours disent de nous est assez éloquent. D’abord, nous avons
tellement intégré l’importance de l’autonomie et de la liberté que nous en
sommes venus à imaginer que celles-ci sont naturelles et que le pouvoir public
vient les contraindre de façon illégitime. C’est une erreur attrayante, mais
une erreur tout de même. L’État est une condition de possibilité de la
liberté, pas un obstacle à celle-ci. Les droits de propriété sur notre corps
et sur les produits de notre travail invoqués par les opposants aux
interventions publiques, par exemple, doivent d’abord être
formalisés—c’est-à-dire définis et délimités de manière à pouvoir être
interprétés (et protégés) par diverses institutions, qui vont des cours de
justice aux corps policiers, de l’armée aux services d’incendies. Sans ces
structures, nos droits ne seraient que des idées informes et inopérantes. La
liberté n’a pas été découverte dans la nature humaine. On l’a créée et
façonnée, et on continue d’y travailler, par essais et erreurs, de façon à ce
qu’elle réalise nos aspirations. Elle se présente sous une configuration
particulière qui aurait pu être fort différente: elle est un choix politique
et non une condition naturelle.